Réfugiés en Ouganda : Jospin et les illusions perdues

Article : Réfugiés en Ouganda : Jospin et les illusions perdues
Crédit: Photo: Ruyange Jean-Fraterne
8 décembre 2022

Réfugiés en Ouganda : Jospin et les illusions perdues

Décrit comme un paradis pour les réfugiés congolais qui rêvent de l’Occident, l’Ouganda sera bientôt à considérer comme un berceau d’apatrides.

Pour de nombreux réfugiés congolais, l’Ouganda n’est qu’un point de transit vers l’Occident. Le camp de Nakivale, le plus grand et le plus ancien camp de réfugiés d’Afrique, a vu naître des enfants aujourd’hui majeurs qui attendent toujours la réinstallation de leur famille sans aucune citoyenneté.

Jospin est l’un de ces enfants nés sur les rives du lac Nakivale – qui a donné son nom au camp –, situé près de la frontière tanzanienne dans le district d’Isingiro, dans le sud de l’Ouganda, à environ 200 km de Kampala, la capitale. Ces enfants n’ont jamais connu d’autre vie que celle qu’ils affrontent dans le camp et ont le sentiment que leur destin a été sacrifié par la sublimation de l’Occident.

Prénom d’emprunt, Jospin n’a pas été pris ici en tant que tel, mais en référence au nom de l’ancien premier ministre français Lionel Jospin. Jospin rêve de grandeur et son père a presque réussi à le convaincre qu’il sera plus grand que Lionel Jospin qu’il admire tant. Cependant, le Jospin de cette histoire est d’origine congolaise. Son meilleur ami, Muisa, aimerait devenir acteur de cinéma. Grand fan de Schwaznegger, il se fait appeler Arnold dans le quartier pour incarner la force et le courage auprès de ses camarades. Ceci n’est pas rare chez le Congolais, voire l’Africain en général; pire encore chez les réfugiés pour qui la sublimation excessive de « Poto[1] » est le meilleur des rêves.


[1] Surnom donné à l'Occident par les Congolais pour qui immigrer en Europe ou en Amérique est le plus grand rêve.

Né pour rêver

A un an et quelques mois de sa majorité, Jospin va devoir faire face au même problème que Marceline, sa grande sœur, qui, à 21 ans, n’a jamais su de quel pays elle était citoyenne. Si Marceline ne s’inquiète plus trop de sa propre situation, qui n’est pas si éloignée de celle d’une « apatride », elle est néanmoins très préoccupée par la situation de son petit-frère Jospin.

Cela fait bientôt 4 ans qu’elle a eu 18 ans mais tous ses souvenirs d’enfance sont dans ce camp. Sa mère lui raconte toujours combien leur voyage était périlleux pour quitter le Congo en 2001 alors qu’elle n’avait qu’un an. Bien qu’elle ne puisse pas reconstituer ne serait-ce qu’une image de ce qu’a été sa vie là-bas, elle estime néanmoins que son cas est différent de celui de Jospin car « il est né ici », insiste-t-elle.

« J’ignore le processus de naturalisation en Ouganda parce que je n’ai pas eu la chance de trop étudier, mais mon grand-frère mérite d’avoir la citoyenneté parce que c’est ici qu’il est né. C’est son pays, jusqu’à ce que nous partions en Europe. », nous confie Marceline.

Pour sa part, Jospin est fermement convaincu qu’il est congolais pour la simple raison que le Congo est le pays de ses origines. Une chose qu’il ne cesse de répéter lorsqu’on l’interroge sur sa nationalité : « Mes parents sont venus de là ». Cependant, il retient parfois cette conviction car il craint de ne pas vraiment ressembler aux Congolais, ne connaissant pas les us et coutumes du pays de Lumumba.

« Je ne sais pas comment les Congolais vivent au Congo. Je n’y ai jamais été et si j’y vais un jour, ils découvriront facilement que je viens d’ailleurs car je ne saurais pas comment me comporter avec eux. Je suis né ici, je parle la langue et je mange la nourriture d’ici. », avoue Jospin.

Le sens du devoir s’installe déjà dans l’esprit de Jospin. Incapable d’étudier comme les autres gamins de son âge, il sort au milieu de la nuit avec ses amis. Ils marchent comme des gazelles jusqu’au lac Nakivale où ils fabriquent des briques de construction dès l’aube. Ils se sont lancés dans un véritable marathon car l’année prochaine, ils veulent retourner à l’école :

« Quand nous aurons cuit ces briques, nous les vendrons et l’argent que j’obtiendrai après le partage, j’achèterai des articles scolaires et je paierai mes frais de scolarité », planifie Muisa Arnold, l’un des deux amis avec lesquels Jospin travaille à la fabrication des briques.

L’enseignement public en Ouganda est gratuit et obligatoire pendant les sept premières années de l’enseignement élémentaire, pour tous les enfants ougandais âgés de 6 à 13 ans. Jospin et son ami Arnold n’ont pas pu profiter de ce privilège car ils ne sont pas citoyens, bien qu’ils soient nés en Ouganda.

« Le nombre d’élèves est aussi faible dans les écoles publiques que dans les écoles privées. Beaucoup d’enfants nés ici n’ont aucun document de citoyenneté mais aussi leurs parents ont un revenu moyen de moins de 0,5 dollar par jour. Ce sont les deux facteurs qui font qu’il est difficile pour les enfants réfugiés d’aller à l’école. » Salima Namusobya, directrice exécutive de l’Initiative pour les droits sociaux et économiques, nous a expliqué.

Nyakabande ou le chemin du calvaire pour les réfugiés

C’est ici que commence le voyage vers le tout prisé « Poto ». Nyakabande est situé à environ 126 km de la ville de Mbarara, à l’intersection des frontières entre la République démocratique du Congo, le Rwanda et l’Ouganda. Les conditions de vie sont effroyables dans ce « Centre de Transit ». Il est appelé ainsi car c’est là que tous les réfugiés sont accueillis avant d’être installés dans les 13 camps répartis sur le territoire ougandais, y compris les réfugiés urbains de Kampala.

Centre de Transit de Nyakabande
Des réfugiés au Centre de Transit de Nyakabande. Photo: Jean-Fraterne Ruyange

Il est difficile d’imaginer que le voyage vers une ville dite « de lumière » comme Paris, par exemple, puisse commencer par de telles aberrations, et pourtant c’est le cas. Ici, à Nyakabande, chaque réfugié est indigné. L’une des plaintes les plus courantes est qu’on leur sert une « nourriture inadéquate », selon les mots de Jean-Pierre Kyatsumbwa.

Âgé de sept ans seulement, Jean-Pierre Kyatsumbwa a dû fuir son village natal de Kihinga, dans la province du Nord-Kivu, avec son oncle Bahiti Bavurike. Ce dernier estime que les autorités du camp leur font subir un « traitement inhumain » et que « les conditions de vie y sont déplorables, notamment en matière d’assainissement ». Les toilettes sont totalement inhabitables, ce qui constitue un choc supplémentaire pour lui, qui vient de fuir les affrontements en cours entre les rebelles du Mouvement du 23 mars et les Forces armées de la République démocratique du Congo.

Toujours en raison des combats entre les rebelles du Mouvement du 23 mars (M23) et les FARDC, au 13 juin 2022, plus de 20 000 réfugiés ont décidé de camper dans des sous-comtés plutôt qu’au Centre de Transit, refusant de rejoindre les autres à Nyakabande.

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Ils ont eu recours à l’empiètement sur des terres appartenant à des Ougandais et disent qu’ils ne peuvent pas accepter d’aller à Nyakabande car il n’y a pas assez d’espace pour faire paître leur bétail. De plus, « rester près de la frontière leur donne la possibilité de traverser vers Rutshuru et de cultiver ou de se procurer de la nourriture », a déclaré Hajji Shafique Ssekandi, commissaire résident du district de Kisoro.

Sans ressources, sans dignité, on ne peut qu’apprendre à être résilient. Les réfugiés ne se révoltent plus par ici, même s’ils sont soumis à toutes sortes d’abus qui peuvent entraîner des chocs désagréables ou traumatisants. A Nyakabande, les conditions de vie sont effroyables dans le « Centre de Transit ». Il est appelé ainsi car c’est là que sont accueillis tous les réfugiés avant d’être installés dans les 13 camps de réfugiés répartis sur le territoire ougandais, y compris les réfugiés urbains de Kampala.

Nous avons fui la guerre parce que nous avions peur de mourir, maintenant nous avons l’impression que c’est ici que nous serons enterrés.

Daphine Gatluak, refugiée sud-soudanaise

La police ougandaise fait régner l’ordre dans ces camps à l’aide du fouet et de la flagellation. Malheureusement, la police n’est pas la seule à agir de la sorte ici. Marit, neuf ans, porte encore sur son dos les marques d’un coup qu’elle a reçu il y a trois jours. « L’homme qui lui a fait ça se trouve dans le bureau d’en face », dit sa mère Daphine Gatluak, en indexant l’Office du Premier Ministre, l’OPM, qui gère le camp.

« Imaginez l’image que ma fille a de lui chaque fois qu’il le regarde et la douleur qu’elle ressent quand elle y pense. Elle devra porter cette blessure en elle pour le reste de sa vie. Nous avons fui la guerre du Sud-Soudan parce que nous avions peur de mourir, maintenant nous avons l’impression que c’est ici que nous serons enterrés. » Sans voix tout au long du discours de sa mère, Marit, en larmes, a penché sa tête pour la poser sur les jambes de sa mère.

Il est 17 heures, les dernières lueurs du jour se font avaler par l’horizon, mais Isniino, une fillette Somalienne trop forte pour son âge, 4 ans, n’a rien mangé depuis le matin. Elle s’occupe de Caaisho, sa petite sœur, depuis 8 heures du matin, tandis que leur mère se bouscule dans la foule pour recevoir le jeton qui fixe son entretien. Le numéro figurant sur le jeton détermine le calendrier d’enregistrement des réfugiés, de l’organisation du transport à la perception des allocations familiales.

« Le problème est que la plupart des employés du HCR sont payés à la journée. C’est pourquoi ils prolongent les choses afin que nous revenions encore ici le lendemain. Je suis tellement fatiguée et affamée que j’ai l’impression de ne plus avoir de lait dans ma poitrine pour allaiter ma plus jeune fille qui n’a que 6 mois », a avoué Aasha Waabberi, la mère d’Isniino et Caaisho.

Douglas Asiimwe, commissaire aux réfugiés de l’Office du Premier Ministre, OPM, n’a pas pu répondre à ses accusations mais s’est justifié en disant que « ce sont les nouveaux réfugiés qui se lamentent car ils n’ont pas le nombre exact de dossiers à traiter par jeton. Il y a des familles avec 12 ou même 15 membres dans un même dossier. Nous ne donnons qu’un jeton par dossier mais nous l’étudions au cas par cas, c’est-à-dire personne par personne en fonction de leur nombre. »

Des réfugiés discriminés par une loi rigide

Imaginez que vous soyez privé de votre nationalité et traité comme un étranger dans le seul pays que vous n’ayez jamais connu, celui où vous êtes né et avez passé toute votre vie, celui où vivent tous ceux que vous connaissez (amis, famille, et peut-être même grands-parents). Dans un an et quatre mois, Jospin sera juridiquement responsable de ses droits et de ses devoirs. Il n’aura cependant pas ce grand privilège qui garantit à la fois des droits concrets et la protection des droits – comme le droit de vote – et pire encore un symbole d’attachement et d’appartenance.

Depuis plus de 20 ans, de nombreux réfugiés en Ouganda n’ont pas pu acquérir la citoyenneté ougandaise, ce qui a incité le Refugee Law Project (RLP) et le Center for Public Interest Law (CEPIL) à demander en 2010 à la Cour constitutionnelle ougandaise un avis sur l’acquisition de la citoyenneté pour les réfugiés au regard de la loi.

La Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés, ratifiée par l’Ouganda en 1976, stipule que « Les États contractants faciliteront, dans la mesure du possible, l’assimilation et la naturalisation des réfugiés. » En particulier, ils s’efforceront d’accélérer la procédure de naturalisation et de l’alléger, dans la mesure du possible. En droit ougandais, les instruments juridiques qui déterminent l’accès à la citoyenneté sont la Constitution (telle que modifiée en 2005), la loi ougandaise de 1999 sur la nationalité et le contrôle de l’immigration (LONCI), (telle que modifiée en 2009) et la loi de 2006 sur les réfugiés. Malheureusement, ces dispositions ne sont ni précises au niveau national ni appliquées dans la pratique.

En outre, certaines parties du droit ougandais sont explicitement discriminatoires à l’égard des réfugiés, notamment l’article 12 de la Constitution qui stipule qu’une personne née sur le territoire peut prétendre à la citoyenneté par enregistrement, mais uniquement si « aucun de ses parents ou grands-parents n’a été réfugié en Ouganda ». L’article 14 de la loi LONCI renforce cela en garantissant la citoyenneté par enregistrement uniquement aux migrants qui sont en Ouganda depuis plus de dix ans selon la constitution, 20 ans selon la loi sur la citoyenneté et le contrôle de l’immigration en Ouganda, UCICA, à condition qu’ils aient immigré en Ouganda « légalement et volontairement. »

« Ce sont les autres qui décident de ce qu’ils appellent légal et volontaire. Je ne sais pas si pour moi, être né ici est l’un ou l’autre. En quoi naître ici est-il plus illégal que naître ailleurs ? J’aimerais bien qu’on m’explique ça », dit un Jospin perplexe.

La réinstallation, le jackpot ultime ?

Jusqu’à récemment, le transfert vers un pays tiers était une mesure principalement réservée aux réfugiés ayant des besoins de protection particuliers, comme les victimes de violences ou les enfants non accompagnés. Le nombre de personnes réinstallées était relativement faible (en 2013, seul 1 % des 16,7 millions de réfugiés dans le monde avaient accès à la réinstallation).

Malgré cette léthargie dans le processus, Justin Mugurineza, le père de Jospin, ne jure que par la réinstallation :  » Retourner au Congo ? Je n’y ai pas pensé depuis trop longtemps. Nous souffrons ici pour tout le reste, mais je n’ai jamais ecouté le crépitement des balles, ni assisté aux décapitations ou aux massacres. Je quitterai ce camp le jour où ma famille et moi nous sentirons en sécurité à Poto. »

Il y a déjà beaucoup de faux réfugiés dans le camp.

Marceline Mugurineza, réfugiée congolaise

Sa sœur Marceline croit encore qu’elle pourra trouver un emploi une fois réinstallée pour aider Jospin à retourner à l’école. Elle reste cependant réticente, car « la corruption est le système d’exploitation dans le traitement des dossiers », estime-t-elle.

 » Il y a déjà beaucoup de faux réfugiés dans le camp. Ils viennent de zones non-conflictuelles comme Kisangani, Kinshasa et Lubumbashi. Il y a aussi des ressortissants de pays qui ne sont pas en guerre, comme le Nigeria et la Tanzanie, mais qui sont enregistrés comme réfugiés congolais. Tout le monde veut sauter sur l’occasion pour aller profiter de la belle vie à Poto et cela réduit nos chances d’être réinstallés trop rapidement », s’inquiète encore Marceline, mais sans perdre espoir.

Jospin en a déjà assez de l’espoir qu’il reçoit de son père et de sa sœur. Pour lui, la réinstallation est un saut dans l’inconnu. Comme il n’est sûr de rien, il se rassure en faisant fi de leurs avis. Pour lui, le Congo n’est que le nom d’un lieu qu’il ne connaît pas, tout comme le reste du monde d’ailleurs. « Si je suis vivant ici, d’autres le sont ailleurs », dit-il. « A Nakivale, au Congo ou ailleurs, tant qu’il n’y a pas de guerre, je ne peux que me sentir chez moi. ».

Cette histoire a été publiée avec le soutien de Media Monitoring Africa et de l’UNICEF dans le cadre de l’initiative lsu Elihle Awards.

ZOOM : L’accueil de réfugiés en Ouganda

En RDC, les combats entre le groupe armé M23 et l’armée congolaise ont déjà poussé plus de 400 000 personnes sur les routes. Depuis mars, plus de 100 000 civils ont trouvé refuge en Ouganda, pays qui compte déjà 1,5 million de réfugiés. Ces chiffres en font le plus grand pays d’accueil en Afrique et, au niveau mondial, le cinquième.

Le camp de réfugiés de Nakivale, à six heures de route de la capitale Kampala, s’étend sur plus de 180 kilomètres carrés. Huitième plus grand camp de réfugiés au monde, c’est là que résident plus de 100 000 réfugiés venus de plusieurs pays : Rwanda, Somalie, RD Congo, Burundi…

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